Passer du sentiment d'utilité à celui d'utilisé

Dix-huit ans. C’est l’âge que j’avais lorsque j’ai été envahie par ce sentiment si puissant, jamais ressenti auparavant.

 

Jusque là, j'avais plutôt été habituée à faire les choses parce qu'elles m'étaient imposées et je n'avais tout simplement pas le droit de refuser. A ceux qui pensent le contraire, je vous parlerai un jour de mon père, ce légionnaire.

 

Être valorisée ne faisait pas vraiment partie de mon quotidien, un exigeant et si pesant quotidien dicté par cet immigré italien. Son travail était son unique raison de vivre, du moins tant qu'il n'était pas encore ivre. Et moi, l'enfant, souriante mais triste, résiliente optimiste, je rêvais juste que l'on me dise : "Va, vis, deviens, ose et existe !".

 

 Ce jour-là, dans cette grande entreprise où je travaillais avec une pression aussi légère que la brise, devant la porte de la petite cuisine où je m’activais cinq jours par semaine pour que tout puisse être prêt dans les délais, il passa la tête et s’adressa à moi avec ce regard rassurant qui le caractérisait tant. 

 

- Merci Juliana pour tout ce que vous faites, pour nous tous. Grâce à vous, même si certaines réunions sont toujours aussi inutiles, nous avons non seulement le plaisir de déguster un café bien chaud, mais aussi celui d’être assurés que, matériellement, dans la salle, rien ne viendra à manquer. Et ça, ça nous enlève à tous une sacrée épine du pied. »

 

"Les mots gentils ne coûtent pas cher, pourtant ils accomplissent de grandes choses." - Blaise Pascal

 

Gérard et moi ne travaillions ensemble que depuis quelques semaines, mais c’était comme si c’était lui que j’avais espéré pouvoir croiser depuis toujours. Un peu comme on rêve de pouvoir un jour rencontrer le grand amour et de ressentir ce qui semblait jusque-là nous manquer, j’avais longtemps espéré pouvoir un jour croiser sa route et éprouver enfin ces sentiments si longtemps ignorés.

 

S’il était, au sein de cette prestigieuse entreprise, mon responsable, qu'on se le dise, il était avant tout une personne affable. Ouvert et bienveillant, il oeuvrait, calmement. Bien plus qu’à collaborer, ensemble, en peu de temps, nous avions appris à coopérer. 

Dans la sérénité. 

Avec simplicité. 

Et un profond respect. 

 

Il m’apprit à me faire confiance et à me libérer de toute cette souffrance gardée en moi depuis si longtemps, trop longtemps, en silence.

Être reconnaissant, dans son vocabulaire, était bien loin d’être un mot absent.

Et ce bonhomme en or, devint à jamais, si ce n'est un second père, tout bonnement mon inestimable mentor.

 

Ce jour-là, alors qu’il prononçait ces mots qui transpiraient la sincérité autant que les palets bretons suintent le beurre salé, il naquit en moi et me donna une unique envie folle : ne plus jamais le laisser filer.

Lui, c’était ce sentiment d’utilité.

 

"Vivre est la chose la plus rare du monde. La plupart des gens ne font qu'exister." - Oscar Wilde

 

Vingt ans plus tard (enfin pas tout à fait, mais est-on vraiment à huit mois près ?), il est ce qui, incontestablement, fait que j’aime mon métier. 

Lui, ce si précieux sentiment d’utilité.

Celui qui m’a toujours guidée. 

Celui qui, parfois, m’a fait hésiter à tout plaquer, parce que je le sentais progressivement s’étioler, pendant que je me trouvais là, douloureusement confrontée à l'inaction ou à l'oisiveté, parfois même à la terreur et aux fausses vérités. Lui que j’avais bien trop peur de ne jamais pouvoir récupérer tout entier.

 

Il est à l’origine de bien des projets. Bien des erreurs aussi, parfois. Mais l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage, ma foi.

Il est une raison d’exister avant même d’exercer.

Il est la raison pour laquelle se lever chaque matin n’est jamais une corvée.

Il est ce que chacun, dans sa vie bien remplie, est en droit de trouver.

Passer en quelque sorte, du sentiment d’utilisé, à celui d’utilité. Parce qu’être utilisé, au premier abord, cela sonne comme une évidence, sinon à quoi bon serviraient nos compétences ? Vous trouvez que j’ai tort ? Vous avez bien raison, les mots ont tous un sens qu’il ne faut négliger. Ce sont les compétences qu’il faut utiliser, et non pas l’être humain, qui doit, lui, plus que jamais être préservé.

 

De mes vingt années passée en entreprise, j'en ai côtoyé des personnes exquises, mais aussi élaboré des plans en situation de crise. J'ai pu observer l'aigreur naissante de l'insatiable convoitise, et même voir se propager le management par l'emprise. Et quand l'empereur méprise, alors la peur, elle, tétanise et les collaborateurs, eux, ne pensent plus qu'à une chose : faire leurs valises !

 

Parce qu'il est si bon, ce sentiment d'utilité, et détestable, celui d'être utilisé, j'ai alors pris la décision de creuser. Non pas ma tombe, n'en déplaise à certains médisants, mais bien ce sujet primordial d'être un bienveillant acteur... au travail et ailleurs.

Faire (re)naître ce sentiment d’utilité au plus profond des gens que j’ai la chance de croiser, voilà ce qui, jamais, ne cesse de m’habiter.

 

Je parle du bien-être au travail comme à la quête pourrait l’être le Graal et ça fait vingt années que je n’en démords pas : nous avons tous le droit d’être bien, qu'importe la place, qu'importe l'endroit. 

De nos vies ne soyons plus seulement auxiliaires et replaçons le plus important d'entre eux dans sa position première : l'ÊTRE.

 

Pour être bien... soyons humains.

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