Est-ce que l'exercice de la logique peut être compatible avec une pratique extrême du syndicalisme en entreprise?

La semaine dernière, alors que je participais à une réunion d'information et de consultation à l'intérêt certes discutable mais ayant quand même le mérite d'être tenue, (ah oui, pour ceux qui ne le savent pas, je suis, en plus de mes fonctions d'assistante de direction, Secrétaire du CHSCT de l'entreprise qui m'emploie; pour ceux qui ne savent pas ce qu'est le CHSCT dans une société, vous n'avez qu'à chercher!), une phrase à attiré mon attention.

Tout droit sortie de la bouche d'un de mes chers collègues de travail syndicaliste à l'étiquette point cardinal, elle a eu sur moi à peu de choses près le même effet qu'un bouchon d'oreille après une séance de brasse coulée. Vous savez, ce truc qui arrive là sans que l'on s'y attende, après avoir passé un moment tranquille dans le grand bain à nager plutôt facilement et sans boire la tasse. Le fameux bouchon qui au départ provoque une simple gêne, puis un léger bourdonnement, jusqu'à devenir, en moins de temps qu'il n'en faut pour dire ouf, tout bonnement ultra irritant, avec l'irrépressible envie de l'évacuer du conduit auditif au plus vite pour se sentir à nouveau équilibré et stable.

 

Cette diatribe lancée avec douceur et volupté (qualités premières de ce cher camarade) ne fut autre que "de toute façon y'a qu'les employés sur les sites qui bossent".

Passée la surprise de me dire "tiens, mais que fait cette phrase dans la conversation du moment?", mon cerveau de jeune femme blonde, certes un peu défaillant par moment mais pas encore totalement hors service, en a déduit ni une ni deux que les personnes ne pas travaillant sur les sites, mais par conséquent au siège de l'entreprise et bénéficiant du statut agent de maîtrise, voire, ô sacrilège, cadre, ne travaillaient pas. Pire encore, qu'ils étaient payés à ne rien faire de leurs journées. Sans vouloir à tout prix prendre cette remarque pour moi, j'ai quand même considéré son propos. Je travaille au siège de l'entreprise. Et Je suis agent de maîtrise. Non de Dieu, dites moi pas qu'c'est pas vrai! Mais alors, c'est ça, le simple constat: je suis payée et je ne travaille pas! Chouette, moi qui rêvais du jour où je serais à la retraite, voilà que je m'aperçois qu'en réalité cela fait dix ans que j'y suis déjà!

Lui demandant en retour, au cas où j'aurais mal compris la teneur de son propos, s'il sous-entendait que les personnes affectées au siège ne travaillaient pas, il me rétorqua toujours avec son tact et sa compassion légendaires que "c'était exactement ça qu'il était en train de dire" et que "je pouvais bien m'insurger mais que j'étais de toutes façons toujours d'accord avec la Direction de la boîte". Hummm laisse-moi réfléchir... Qu'est-ce qui peut bien te faire penser ça? Je suis la fille du PDG? Non.. Je couche avec le PDG? Non plus... J'ai des actions dans la boîte? Toujours pas... Ah mais oui, bon sang, suis-je bête, ça y est je sais! Je suis assistante DE DIRECTION. Et oui. c'est bête comme bonjour! Forcément, que je suis à 200% d'accord avec toutes les décisions prises par le Comité de Direction voyons! Je suis d'ailleurs au courant de tous leurs projets! J'en suis même l'instigatrice il faut le savoir!

Afin de dissoudre tout malentendu je me suis dit qu'il fallait que je lui explique (sans garantie de résultat, m'enfin bon, passons) comment se déroulent cinq des sept journées de ma semaine.

 

"Mon cher ami, je comprends à quel point tes propos sont légitimes. Il faut dire que ma vie fait rêver. Surtout celle du lundi au vendredi quand je ne suis pas en congés. Résumons-la en quelques phrases histoire de faire rêver le plus grand nombre.

Lever à 06h15 (ok, c'est plutôt réveil à 06h15 et lever à 06h30 car je suis longue à émerger. Ou une faignasse. C'est comme tu le sens). Pipi. Douche. Habillage. Réveil de mes filles de 2 ans et demi et un an. Préparation des petites (quels boulets ces gamines, elles ne savent pas s'habiller et se préparer le petit-déjeuner toutes seules à leur âge. Quelle honte...). Changement des couches. Habillage. Coiffage. Préparation des biberons. Fort heureusement on ne les a pas totalement loupées, elles arrivent à tenir toutes seules leurs biberons, ce qui me permet de filer dans la salle de bain pour me coiffer et me maquiller histoire que je ne t'impose pas ma tête de déterrée lorsque je te croise au détour d'un couloir dans les locaux de l'entreprise quelques heures plus tard. Café rapide. Pas de tartine ou autre repas frugal. C'est le petit déjeuner ou le train. Je choisis de ne pas louper mon train. Mon estomac s'est fait une raison depuis le temps. Hop chaussures. Hop manteau. Doudou check. Tétine check.

07h35, en route direction la nounou. Attention aux crottes de chien! On ne court pas sur le trottoir! (même si maman et papa marchent à une allure qui laisserait penser le contraire). Allez une, deux, une, deux, on monte les escaliers de l'entrée de l'immeuble en essayant de ne faire tomber ni la poussette et le bébé qui est installé dedans, ni la plus grande des petites qui veut monter toute seule sans se tenir tout en restant dans nos pattes.

07h45 largage des filles chez leur tata. Chemin inverse, en route pour la gare. Au pas de course s'il vous plaît. Je suis sympa, mais le train ne m'attend pas malgré tout.

07h57, dans le train. Dix minutes plus tard, correspondance. Les jours de chance, j'arrive à choper le RER dont l'heure de départ est la même que l'heure d'arrivée de mon train en gare. Sinon, quinze minutes d'attente formidable. Toujours au même endroit. Là où la porte s'ouvre, histoire de pouvoir grimper dans le train dans les premiers et tenter d'avoir la place assise tant convoitée. Je mets à profit cette attente puis mon trajet dans le wagon à bestiaux pour traiter les mails pros qui font tinter mon téléphone portable à intervalles plus ou moins réguliers tout au long de la journée. Précision pouvant t'être utile mon ami: la journée n'a pas d'heure de début ni d'heure de fin fixes pour la réception et le traitement des mails sur le téléphone. Elle n'est en réalité dictée que par une conscience professionnelle plus ou moins suicidaire.

09h00, arrivée au bureau. Magnifique bureau. Un bureau pour moi toute seule, au fond d'un open space sans insonorisation, rempli de salariés actifs et réactifs. Un bureau où l'isolation des fenêtres a été faite selon un concept novateur: une couche de peinture délicatement déposée sur leur contour, en empêchant ainsi par la même occasion l'ouverture. Un bureau pour lequel  avoir le privilège d'avoir une porte fermée ne veut pas dire qu'on ne peut pas l'ouvrir à chaque instant sans frapper, sans s'excuser. Ce que j'aime le plus dans ce bureau? La vue exceptionnelle. On nous a gâtés quand on nous a installés ici. Une somptueuse vue sur le périphérique parisien et sa circulation fluide et silencieuse. Nous pouvons te l'avouer maintenant, nous avons une activité cachée: nous sommes une annexe de Bison Futé.

La journée va durer un certain temps, voire un temps certain. Répondre à des mails plus ou moins élaborés, rédiger des courriers plus ou moins étoffés, saisir des chiffres, compter, calculer, recompter, recalculer, répondre au téléphone, préparer les rendez-vous, fixer des réunions, organiser des déplacements, gérer l'urgence parmi les urgences. Une formation par ci. Deux réunions par là. Des imprévus. Des dizaines d'imprévus. Des interlocuteurs plus ou moins patients. Plus ou moins virulents.

L'heure du déjeuner, je ne peux pas te la communiquer. Elle n'a pas vocation à exister chaque jour. Pas très grave car tout comme pour le petit déjeuner, mon estomac s'est habitué à s'en passer.

17h45 quand tout va bien, départ pour le chemin inverse à celui fait dix heures plus tôt.

18h45, récupération des enfants chez leur super nounou ultra compréhensive qui ne me hurle jamais dessus même quand je suis en retard pour les récupérer et que toute sa famille attend leur départ pour pouvoir enfin commencer à dîner.

19h00, arrivée dans mon immense appartement de trois pièces de 64 m² avec vue sur le parking de la résidence. Un petit bijou. Le charme de l'ancien. Un immeuble où le partage est le maître mot. On partage le bruit des canalisations. Le bruit du voisin qui pisse en pleine nuit. De celui qui tousse en hiver. Et de celui qui chante sous la douche. Un bien magnifique acheté à deux avec un emprunt sur vingt-cinq ans. Rien que ça. Si ce n'est pas le bonheur, ça y ressemble.

19h15, tout s'enchaîne. Bain des enfants. Repas des terreurs. Lavage des dents avec crachat à côté du lavabo. Bah oui, cracher, c'est tout un art. Coucher expédié. préparation du dîner de nous deux, parents exténués mais solidaires (tiens, un point commun avec toi!), pliage de linge et rangement rapide du bordel ambiant pendant que les marmites bouillonnent. Traitement d'un ou deux mails urgents qui se sont faufilés dans la boîte mail pro pendant l'heure écoulée.

20h30, dîner. Débarrassage. Canapé. Télé. Parfois, je zappe cette dernière étape pour aller directement pioncer. Parce que oui mon ami, j'ose prononcer cette phrase: le soir après la journée passée, je suis crevée.

Alors effectivement, oui, pour les heures effectuées au bureau, mon employeur, qui est le même que le tien d'ailleurs, me verse un salaire. Pour te donner un ordre d'idée d'à quel point il est mirobolant et me permet de mener une vie de nantie, sache que le virement de salaire que je fais chaque mois à la nourrice de mes enfants est supérieur à celui que je perçois.  Tout cela, y'a pas à dire, c'est une panacée. Sache également que j'ai un passé. Pas forcément gai. Pas forcément simple. Qu'il est même plus facile pour moi de manier le passé simple que de penser à mon passé pas si simple. Que je suis bien loin d'être née avec une cuillère en or dans la bouche. Que je me suis construite seule. Que je n'ai pas eu la chance ni simplement la possibilité de faire des grandes études. Et que je suis simplement fière d'une chose aujourd'hui, c'est de me battre chaque jour pour continuer à être salariée, car cela signifie que j'ai un emploi qui me permet de subvenir aux besoins de ma famille. Car oui, comme toi, je ne suis qu'une simple salariée."

 

 

Une fois passé mon agacement (ok, je l'avoue, ma colère et mon écœurement) face à cette phrase balancée en réunion, formidable envolée lyrique dont lui seul a le secret, je me suis posée une, non, à vrai dire, plusieurs questions. Qu'est-ce qui a pu arriver dans la vie de cet homme pour qu'il soit à ce point réactionnaire, contestataire et même délétère? Pourquoi tant de haine envers des personnes qui ne sont que des êtres humains comme les autres? Pourquoi donc de tels amalgames entre des gens et des titres? Ce jeune homme-là, qui n'a pas trente ans, a-t-il simplement conscience de la portée de ses mots et de ses actes? Que l'image qu'il renvoie, le comportement qu'il a et les actions qu'il mène ne sont certainement pas ceux de quelqu'un qui souhaite venir en aide aux salariés mais bien ceux de quelqu'un qui souhaite démolir tout pseudo pouvoir mais que sans un minimum de pouvoir établi nous ne pouvons pas exister et que l'entreprise n'aura pour unique solution que de fermer? Et à ce moment-là, qu'adviendra-t-il de chaque salarié?

 

Quelques jours plus tard, dans mon RER me menant à l'abattoir, je me suis retrouvée face à un homme à qui j'ai volontiers cédé ma place assise. Un jeune homme en costard-cravate-chaussures cirées. Un homme qui se rendait au bureau comme tout un chacun. Un homme non-voyant. Et là, face à cet homme dont je ne savais rien, une nouvelle réflexion m'est venue... Si cet homme, aveugle, s'avérait être un patron d'entreprise ou tout simplement un assistant de direction (car non, ce métier n'est pas uniquement réservé aux femmes), qu'en penserais-tu, camarade? Est-ce qu'il serait un imposteur et un fainéant comme j'ai l'air de l'être à  tes yeux ou comme tu sembles considérer le patronat en général? Et finalement, est-ce que l'exercice de la logique peut être compatible avec une pratique extrême du syndicalisme en entreprise?

 


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Commentaires: 2
  • #1

    Nathalie (mardi, 23 juin 2015 22:46)

    Encore moi. Tu manies la langue française remarquablement. C'est tellement rare de nos jours ! Tes journées sont bien chargées et ressemblent au parcours des combattants ! Vive les syndicats !

  • #2

    Aurélie (mercredi, 10 août 2016 14:51)

    Juju, héroïne des temps modernes ; )
    Je serais curieuse de savoir si le message est arrivé un jour à son destinataire...